22e année - N°914 - 16 décembre 2024

Balicco

Plaza Athénée à Paris. Ducasse : la nouvelle frontière


Avec la trilogie poissons-légumes-céréales, la table du Plaza Athénée, à Paris, est le poste avancé de la “naturalité” et de la découverte des goûts originels.


En ouverture : Romain Meder, Denis Courtiade et Alain Ducasse


Le décor Régence revu par Patrick Jouin et Sanjit Manku : contemporain et sidéral


RÉVOLUTION. Le bon, le sain et le naturel en cuisine, on connaissait. Il manquait la “Naturalité”, nouvelle frontière fixée par Alain Ducasse au Plaza Athénée. Ceux qui ont coupé en quatre les vertus de précédents menus avaient quelques pistes, jalonnées d’émois potagers, que ce soit au Plaza, à l’ex “Louis XV” à Monaco où un menu “tous légumes” poussait déjà ses feuilles il y a vingt-sept ans, à l’Abbaye de La Celle ou à La bastide de Moustiers. Aujourd’hui, la trilogie poissons-légumes-céréales mise en oeuvre par Romain Meder, qui a notamment dirigé les cuisines du Spoon des îles à l'île Maurice et d’IDAM, le restaurant d’AD au Musée des arts islamiques de Doha au Qatar, porte plus loin.


Proue de bateau échoué ou coquillage-alcôve ?


La forme et le fond
Pour l’illustrer, il fallait bousculer la forme et le fond. La première a subi un dépoussiérage en règle. Comme ils ont revu celui du Louis XV - office central en meuble-mutant, sièges de cuir crème, objets exclusifs… - Patrick Jouin et Sanjit Manku ont greffé sur les galanteries Régence un univers décoiffant. Lustres en cascades de cristal, banquettes-cocons et coques d’inox, tables cuir et chêne - sans nappage - couverts et vaisselle au bonheur des matières - bois, laque, bronze, porcelaine, céramique, terre cuite - assiettes-objets de Pierre Tachon… Insolite, une coque de barque - ou coquillage-alcôve ? - accueille amateurs de grands crus et convives aimant voir et être vus. Enfin, un miroir-fresque révèle, le soir, un cabinet de curiosités, paroi peuplée de cristals, cuivres ou pièces d’orfèvrerie.
Le fond : la gastronomie n’est plus solennelle, gravée “une fois pour toutes”, elle a l’allure légère, séduit par l’immédiateté, la priorité du goût originel et la veille “écologique” même si le mot n’est jamais évoqué. En préambule, des jus végétaux sont servis au verre, sources vives relevées de gingembre, poivre, piment d'Espelette, citron, cardamome… précédant un parcours en petites bouchées : purée de pois chiches et crème de sésame façon houmous avec ceviche de daurade, citron caviar et poudre de laurier, sardine d'Atlantique, bluffante, marinée à l'huile d'olive puis grillée, arêtes et tête frites.


Lentilles vertes et caviar : déjà signature !


La magie caviar-lentilles
L’union des lentilles vertes du Puy-en-Velay et du caviar Kristal traduit l’accord entre le “riche” et le “pauvre” dont l’art culinaire a parfois le secret. Si les mères cuisinières d’antan avaient su que leurs lentilles made in Auvergne fraieraient un jour avec ces grains dorés, en nage de haddock fumé, coupelle de crème, caviar pressé et galette de sarrasin, elles y auraient peut-être vu quelque sorcellerie ! Ce n’est que la naturalité qui passe… Voila, déjà, une poussière d’étoiles glissée dans l’étincelante écuelle comme sur les langoustines bretonnes, caviardisées de même, en nage réduite, ou sur le quinoa d'Anjou, moelleux-croquant, mijoté en cookpot, morilles brunes et blondes et asperges vertes, d’une ruralité délicate.
On a pourtant craint un instant de verser dans le snobisme vert avec les « légumes des jardins du château de Versailles » qui ont poussé non loin des salons où Jeff Koons suspendit un jour son homard géant. On s’est ravisé en découvrant la composition née de la complicité avec Alain Baraton, le jardinier-soleil qui règne sur le Trianon et le Grand parc de Versailles et tire du Carré de la reine des légumes bien nés à la tendreté étonnante.


Les légumes des jardins du château de Versailles par Alain Baraton


Agrumes : au nom d’Eus
Puis un petit animal vous fait fête : le rouget de l’île d’Yeu, écailles croustillantes, jus de civet lié au foie et gratin de légumes. Un percutant et un sensible, celui-là, quand le turbot du golfe de Gascogne, livèche et bourrache, huîtres juste tiédies, texture noble et saveur de grands courants, semble, en regard, presque classique. Le chapitre salé s’achève avec un terre-mer au riz noir de Camargue cuit en « chamba » : ragoût de coquillages - couteaux, coques, palourdes - feuilles d'huîtres et piment d'Espelette, jus cacciuco (soupe de poissons au vin rouge) lié de tamarin. Les notes sucrées de Thomas Croizé sont aussi éloquentes : pastilla au lait, cacahuètes des Hautes-Pyrénées, yaourt au foin, chocolat et café “maison” de La Manufacture au sarrasin torréfié, déclinaison d’agrumes doux-amer de Bénédicte et Michel Bachès, baroudeurs de la diversité à Eus (Pyrénées-Orientales). Dans ce libre parcours, aux plats étonnants de précision et d’avancées, on n’a pas croisé le moindre filet de bœuf ou pièce de volaille, évacuées manu militari du menu. La naturalité est incarnée, pas carnée ! L’amateur de saignant, qu’il serait malvenu d’abandonner en rase campagne, est discrètement exaucé au moment de la commande mais doit se sentir bien seul !


Riz noir, coquillages et poulpe en chamba


Aux avant-postes
Retour à la forme : quelques tables en pointe - prenez Londres - assortissent le service à l’air du temps et font dans le hipster sorti tout droit de chez le barbier. Ici, jeune service pointu, douces silhouettes féminines, le geste, l’attention... l’essentiel. Sous l’oeil de Denis Courtiade - vingt-cinq ans de maisons Ducasse - et en révisant la symphonie des vins de Gérard Margeon, orchestrée par Laurent Roucayrol (vingt ans sous pavillon AD) la partition s’énonce allegro ma perfetto.
Au Plaza Athénée, plus encore qu’à Monaco, où officie Dominique Lory (les coquillages et pois chiches rafraîchis, condiment huître et violets, le loup rehaussé de kumquats et betterave confite à l’huile d’olive ou la rhubarbe fondante et pochée, miel et fromage blanc sont des réussites), le Plaza Athénée nouvelle époque se situe en zone sensible, là où se joue notamment la troisième étoile Michelin. Grandeur, jeux de pouvoir et petits désagréments : en début d’année un grain de sable a contrarié l’impeccable mécanique. Qu’importe que cette table aux avant-postes vaille trois macarons, le guide 2015 a fait lanterner le chef et sa naturalité en lui attribuant “seulement” deux. Le Plaza promu salle d’attente ? C’est de bonne guerre mais se discute vertement.
Jacques Gantié

• Hôtel Plaza Athénée
25, avenue Montaigne, 75008 Paris
Tél. (0)1 53 67  65 00

Dîner du lundi au vendredi, déjeuner jeudi et vendredi.
Menu Jardin-marin 380 €. Carte à partir de 250 €.

(photos Pierre Monetta)

Publié le 13 juillet 2015

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